Mon expérience de serveuse (2/2)

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Je reprends ici la suite de l’article commencé mercredi sur mon expérience de serveuse dans un bar-restaurant-épicerie de village (et j’oubliais, également dépôt de pain et point relais), expérience qui a duré de septembre à décembre derniers.

N’ayant pas d’autre incident à déplorer que celui que je t’ai confié la dernière fois (mais chuuuut), j’ai fini par me sentir de plus en plus à l’aise dans ce nouveau métier. C’est alors que j’ai pris conscience du comportement désagréable (oh le doux euphémisme) de certains clients. La condescendance, qui avait toujours existé chez quelques-uns, m’a subitement éclaté au visage aussi distinctement que les tenues Paul&Joe sur les podiums de la Fashion Week la semaine dernière.

Comme je « fais jeune » et que je débutais, les plus gentils m’appelaient « la petite » (mon mètre 75 et moi, on les remercie), et les autres employaient toute leur imagination à me faire sentir que je n’étais « que la serveuse ». Ma patronne, avec moi en salle, devait quelquefois se mordre les joues pour supporter les remarques et les conseils des gens qui, bien que n’étant pas du métier, pensaient savoir mieux tenir qu’elle son établissement. Mais du moins ceux-là lui parlaient-ils. Moi, j’étais Cendrillon. Je ne compte pas les fois où l’on m’a ignorée, que ce soit en ne répondant pas à mon bonjour, en ne me disant pas un simple « merci » quand je servais à table, en fuyant mon regard, ou encore en attendant qu’un des patrons arrive pour lui poser une question basique, à laquelle même un employé arrivé la veille aurait pu répondre.

Par la suite, je me suis inventé une routine pour supporter d’être rabaissée ainsi sans leur voler dans les plumes: je serpillo-méditais. Quand j’arrivais le matin, je devais commencer par passer l’aspirateur, la serpillère, dresser les tables et faire mille petites autres choses pendant que la patronne discutait au bar avec les premiers clients. Je détestais passer la serpillère, mais j’ai appris à aimer ça parce qu’au moins, dans ces moments-là, j’étais seule avec moi-même. Je me disais: « Tiens le coup, c’est passager, dans quelques mois tu pars vivre tes rêves » ou encore « Ce n’est pas toi de toute façon ce n’est pas toi ici dans ce corps mais juste une projection de toi, les gens ne te connaissent pas ». C’était presque une expérience de sortie de corps, de dédoublement. Ou encore, j’entendais la voix de ma grand-mère, pour qui j’étais une princesse, me chuchoter: « Voyons, qu’est-ce que tu fais là? Tu devrais te faire servir et non t’avilir pour les autres, pour quel salaire? Une misère! Allons, ma petite, lâche-moi ça. » Je prenais toute sa tendresse, rescapée aussi bien de mon souvenir que de mon imagination, et je m’en drapais comme d’une dignité secrète, comme d’une armure. Et je lui répondais: « Mamie, je suis à l’école de l’humilité, c’est difficile mais ça fait partie de ma formation. » Et, de fait, ça a été une sacrée école.

Ne JAMAIS répondre de façon désobligeante aux manques de correction des clients. Tendre l’autre joue. J’ai même appris à en rire, dans ma tête, comme ce jour où un couple que j’accueillais a répondu à mon bonjour par: « Deux. » (Traduction: « Bonjour mademoiselle, nous sommes deux, avez-vous une table s’il vous plaît? »)

Des anecdotes comme celle-ci, j’en ai encore plein, mais qui s’estompent peu à peu. Des histoires sordides, aussi. Les employés du restaurant d’un petit village pour lequel il constitue littéralement la seule attraction finissent par tout savoir. Les patrons se doivent d’être un peu « commères » (c’est bon pour le commerce). Moi, j’entendais tout, mais je ne lâchais rien. Les clients me trouvaient « discrète ». Mais c’est une qualité, non? Et entrer dans leur jeu, c’eût été leur donner prise sur moi, et j’avais besoin de mon armure pour continuer.

Il y avait aussi ceux, plus rares mais plus lourds, qui me draguaient ouvertement, malgré mes refus répétés.

Et puis il y avait les clients gentils, ceux avec lesquels on aimerait passer des heures à discuter, mais qui viennent quand le restaurant est bondé.

Et ceux – pas forcément les mêmes, d’ailleurs, là comme ailleurs les apparences sont trompeuses – qui laissaient de gros pourboires – pourboires qui sont, majoritairement, passés en essence pour aller travailler. Pourtant je n’avais qu’une seule envie, une obsession même: me retrouver de l’autre côté de l’assiette. Depuis, à chaque fois que ça m’est arrivé, j’ai été encore plus prévenante qu’avant avec les serveurs!

Que dire encore? La plonge, dangereuse pour les doigts parce qu’on ne voit pas toujours quel objet coupant, couteau ou coquille de moule – c’est redoutable, les bouts de coquilles de moules sous les ongles – se cache dans l’eau graisseuse.

Les assiettes bouillantes qui te font courir et tomber la peau des doigts.

Les deux heures de pause obligatoires, qui te font errer sans but en attendant que ça se passe et retourner travailler comme altérée par la paresse.

La privation des fêtes et des soirées auxquelles allaient mes amis, parce que je travaillais du vendredi au dimanche et que mes week-ends, c’était la semaine, quand tout le monde travaille. Ca, c’était le sacrifice qui me pesait le plus.

Et les avantages que je ne soupçonnais pas: le droit de piocher quelques frites lors d’un passage en cuisine, de goûter la merveilleuse sauce champignons-madère que je ne risque pas d’oublier, de me faire offrir un verre de temps en temps (le Pago poire et moi, on est devenus super proches); la gentillesse du chef qui me préparait ce que je voulais l’après-midi et me servait même quelquefois, qui me préparait des tupperwares avec de quoi nourrir un bataillon de l’armée napoléonienne chaque soir quand je finissais, qui racontait des blagues et faisait de la cuisine un véritable lieu de décompression.

Jusqu’au jour où mon contrat s’est terminé. J’aurais pu le faire reconduire mais je voulais  quitter la région, alors je suis partie. L’au revoir à mes patrons fut émouvant: on avait eu des hauts, des bas, mais on avait fait front ensemble, on s’était fait confiance, on avait appris à se connaître et aujourd’hui encore nous sommes restés en contact.

Néanmoins, je n’ai pas envie de recommencer tout de suite à travailler dans ce milieu. Premièrement, j’ai eu beau courir partout, j’ai pris du poids au lieu d’en perdre! Deuxièmement, j’ai vraiment eu l’impression de devoir prendre sur moi en permanence : pour supporter d’être rabaissée par les clients, pour renoncer aux fêtes où tous mes amis allaient sans moi.

Mais je suis consciente aussi d’avoir eu beaucoup de chance. Mes patrons étaient extra, m’ont bien formée et donné la possibilité d’écrire une ligne supplémentaire sur mon C.V., dans un domaine où on ne trouve guère de poste sans expérience préalable. J’ai beaucoup appris: en technique, en savoir-être, et j’ai appris à mieux me connaître moi-même finalement. C’est une expérience qui m’a forgée, et j’ai hâte d’en engranger d’autres, dans d’autres domaines, parce que, comme on dit, il n’y a pas de sot métier!

 

💜💜 Iris

 

P.S.: Je serais curieuse de connaître vos propres anecdotes, si vous êtes aussi du service!

 

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